Sur le fil d’une réalité inclinée, Romain est allé à la rencontre d’acteurs de notre territoire montagneux. Eleveurs, forestiers, écoliers, chasseurs, cueilleurs, ouvriers en accès difficiles…
Des sujets hétéroclites pour interroger leurs rapports à la pente, aux reliefs en des termes aussi bien physiques qu’anthropologiques. Questionner l’adaptabilité humaine, son harmonie au milieu naturel montagnard. Souligner la profondeur intime de cette géographie atypique.
A la mesure d’une divergence de plus en plus évidente de l’humain avec la nature, le photographe nous invite à une vision contemporaine de métiers et d’usages ancestraux. Ici point de célébration d’un passé qui n’existe plus. Seulement un regard posé sur nos pratiques et notre capacité à nous lier à ce que nous appelons timidement « nature ». Devrions-nous, afin de l’honorer, l’appeler « Pachamama » comme l’ont personnifié certaines ethnies indiennes ? Ou encore « Babel naturelle » quand on pense à la foule de langues qui s’y parlent. Tant de langues oubliées ou qui restent encore à traduire. Tant de sagesse à saisir au bruissement du silence.
La montagne par sa géographie exceptionnelle, est en quelque sorte à rebours de notre époque. Elle induit chez celui ou celle qui s’y confronte, un équilibre originel. C’est cet équilibre en confrontation, que Romain est allé chercher, afin de saisir ce que la pente dit de nous.
Être à l’aplomb, en équilibre, à contrepente.
En pente douce…vertigineuse, être sur une mauvaise pente ou encore une pente glissante.
Remonter la pente ou la descendre …
Je m’amuse de ces mots de leurs sens métaphoriques, décrivant aussi bien des caractéristiques physiques que philosophiques, mentales ou poétiques, comme si la montagne n’était pas seulement ce lieu géographique mais aussi ce lieu mythifié, qui par ces caractéristiques matérielles permet de signifier des émotions, des états d’âmes, des actions.
« A quoi bon soulever des montagnes quand il est si simple de passer par-dessus ! » Boris Vian
La pente nourrit nos esprit par ses concepts d’aléas, de dangerosités ou de hauteurs :
Prendre de la hauteur, s’en sortir par le haut !
« Il est bien de suivre sa pente, pourvu que ce soit en montant. » André Gide.
…à croire que certains préfèrent la descendre !
Toutes ces considérations intellectuelles paraissent bien éloignées lorsqu’on se confronte à cette géographie hasardeuse, car plus on monte plus on doit se concentrer sur des choses essentielles comme « savoir où l’on met les pieds ».
Mais il y a dans l’effort, cette réunion du corps et de l’esprit, ouvrant des voies intérieures subtiles. D’un souffle court à une cadence rythmée, notre intellect d’abord concentré sur la marche, peut lui aussi se détacher du concret pour s’évader.
Alors on peut voir la montagne se dessiner aux couleurs de nos sens, ses formes se confondre à nos pensées.
Je m’égare un instant avant de revenir sur mes pas…
Dans « routes et déroutes, réflexions sur l’espace et l’écriture » Nicolas Bouvier parla de la montagne en ces termes : « une géographie concrète patiemment investie et subie »
Vous noterez que Bouvier aurait pu dire « investie ou subie », mais ici tout investissement physique sous-entend une forme de contraintes qui fait de ce lieu « un paysage sans propriétaire ».
Il y a bien des registres, des cadastres, des actes de propriétés…mais quand on goûte à son silence, à son éloignement, tous ces documents semblent bien loin, enfermés dans leur tiroirs au fond des vallées.
Dépassant une certaine limite, frontière flou, on rentre dans un espace où les délimitations propres à la nature humaine sédentaire s’estompe jusqu’à disparaître. Il est pour l’esprit de ceux qui y vivent un sens aigu de ce que représente l’état sauvage. Un moyen de subsistance, un outil peut-être, mais qui ne nous appartient jamais vraiment.
S’il y a bien une chose qui diverge profondément entre la plaine et la montagne c’est justement le rapport anthropologique à l’espace.
« La pente (…) porte une transgression féconde qui touche à nos manières de regarder le monde » Antoine Choplin.
Je me représente la montagne comme une géographie déployée, car par sa multiplicité elle bouleverse autant nos cartes topographiques que nos cartes mentales : forêts enserrant ses flancs, réserves de vies sauvages. Prairies alpines, rappelant de simples terres de pâtures, ici sont baignées d’un parfum de liberté. Encore plus haut, là où seuls nos pieds peuvent nous mener : cirques, moraines, combes, torrents, cascades, couloirs, roches saillantes, claires, noires ou brillantes. Babel naturelle.
De la montagne on s’attarde à contempler ses mystères sans jamais vraiment les percer car son paysage est infini.
Toujours plus haut, sur ses cols, ses crêtes ou ses sommets, elle déploie son immensité. « A perte de vue », la locution nous rappelle la petitesse de notre perception face à une nature qui nous dépasse.
Que c’est bon cette sensation de replacer l’humain à son origine, lui qui ces derniers siècles s’est gonflé d’orgueils et se pense au-dessus de tout ! Vian s’en amusait d’ailleurs :
« La montagne offre à l’homme tout ce que la société moderne oublie de lui donner »
Chaque relief, il faut patiemment l’assimiler si l’on ne veut pas se perdre ou « faire un faux pas ».
On peut toujours sortir une boussole, tirer un azimut mais rien n’est moins sûr que la direction donnée nous permette de suivre un chemin clair et défini.
Aucun relief n’a d’existence réel à nos yeux, il suffit de contourner une épaule, une cime, pour que sa forme à notre perception change du tout au tout, le chaos rocheux se transformant en écrin de verdure, une pente herbeuse délicate se transformant en torrent à la suite d’un orage que l’on n’avait pas vu venir…
Ce paysage incliné est parfois paradoxalement plus lisible que celui des plaines qui se perd bien souvent dans le ciel. Sur les chemins de l’eau, on reconnait parfois les fissures, les failles, les gorges que le temps a creusé, à même de cette verticalité initiale, et qui nous permet de lire le temps et l’espace, de savoir par quel bout le prendre.
Ceux que l’on nomme ici « les arpenteurs » ne finiront jamais de s’étonner de ces reliefs, à l’image des plis d’un drap qui n’en finit jamais de se former ou de se déformer, d’une manière qui lui est propre.
Une quête absurde à la manière de Sisyphe ? N’en finissant jamais de remonter son rocher pour le voir à nouveau dévaler une fois arrivé au sommet ?
Peut-être bien… mais n’est-ce pas cela la liberté ?
Celle d’être confrontée consciemment à une nature en mouvement, à une nature qui nous échappe ?
A tort ou à raison, la pente restera toujours pour nous un obstacle, mais quel obstacle formidable pour un esprit éveillé.
« Si la montagne ne vient pas à moi, je vais à la montagne ! » aurait dit Mahomet.
A l’aune de l’anthropocène, le genre humain domine tout ou presque… Et ce « presque » est comme une île que l’on n’aurait pas encore sur nos cartes. Cette Ile, c’est la montagne, incongrue et superbe, comme un rempart à notre avidité.